Graian Sheeld n’avait encore jamais assisté à une crémation privée. Dans sa mère patrie, on ne brûlait pas les cadavres hormis pour des raisons techniques, sur ordre des tribunaux. En famille, on avait recours à l’enterrement, l’incinération étant considérée comme choquante. Lorsqu’on grandit environné d’une certaine idée, elle paraît parfaitement normale. Graian n’était installé dans les îles que depuis peu, mais il avait déjà remarqué sans y prêter d’attention particulière que certaines comportaient de grands cimetières. Aussi tenait-il pour acquis qu’on y inhumait les défunts – d’où sa surprise devant les funérailles de Corrin Mercier.

La chapelle, entourée d’un cimetière, ne donnait guère l’impression qu’il allait se produire quelque chose d’inhabituel. Quant au court service funèbre, Graian n’y trouva rien d’exceptionnel puisque c’était seulement le troisième de son existence, célébré de plus dans une langue étrangère. Le sens du discours, l’ambiance générale de perte et de chagrin lui étaient cependant compréhensibles.

À la fin des hommages, alors qu’il s’attendait à un enterrement rituel, un gros chariot emporta le cercueil jusqu’à un bâtiment banal tout proche, discrètement blotti parmi des arbres ornementaux. Les éplorés suivirent en une file silencieuse, désordonnée, puis attendirent debout sans un mot dans une grande cour pavée, devant des portes à persiennes. La bière ne tarda pas à être introduite dans l’édifice, dont les battants se refermèrent. Après quelques instants de recueillement, les invités commencèrent à se disperser, repartant en direction de la rangée de voitures qui les attendaient.

Le déroulement des événements rappela une fois de plus à Graian les différences entre son ancienne vie de Fédéré et sa nouvelle existence d’expatrié dans l’Archipel.

Il s’y sentait isolé, à la dérive – sa famille, son foyer, ses amis lui manquaient, à tel point que le regret d’avoir déménagé dominait depuis l’ensemble de son paysage émotionnel. Tout dans les îles lui semblait exotique, complexe, soumis à d’innombrables règles lorsqu’il n’en était nul besoin… et, d’un autre côté, quasi anarchique. Le moindre contact social, le moindre rendez-vous d’affaires, repas au restaurant ou achat dans un magasin offraient des possibilités de malentendus réels aussi bien qu’imaginaires. Quoique Graian eût commencé à s’adapter à la vie sur Foort – il s’y était installé six semaines plus tôt –, cette première véritable excursion sur une autre île, hormis de brèves escales durant ses voyages en bateau, lui dévoilait la diversité et la complexité des modes de vie dans l’Archipel. Arrivé sur Trellin depuis quelques heures à peine, il souffrait déjà du choc culturel.

En se présentant ce matin-là à la porte de l’imposante demeure de Corrin Mercier, par exemple, il avait découvert avec stupeur que la plupart des visiteurs et tous les membres de la famille discutaient en patois des îles. On l’avait présenté à quelques proches du défunt – sa femme, Gilda, ses deux fils, Fertin et Tomar, de jeunes hommes –, lesquels avaient eu la politesse de le saluer dans sa langue, mais Tomar l’avait aussitôt pris à part pour lui expliquer que sur Trellin, les participants aux funérailles étaient censés s’exprimer dans la langue préférée du disparu.

« C’est difficile, même pour nous », avait ajouté Tomar d’un ton d’excuse.

Toutefois, Graian l’avait entendu peu après parler patois couramment avec quelqu’un d’autre. Il n’y avait pas de fleurs, considérées dans certains cas, dont apparemment la mort de Corrin Mercier, comme de mauvais goût. Le bouquet apporté par Graian avait donc été relégué au fin fond de la demeure, hors de vue, sans que les nombreux serviteurs s’en occupent. Personne, homme ou femme, ne s’était assis avant ou pendant la cérémonie. Tout le monde portait du noir – là, au moins, il ne s’était pas trompé – mais s’était en outre couvert la tête. Un des fils du défunt lui ayant prêté un foulard en lourd tissu foncé pour la cérémonie, Graian l’avait gardé, décidé à ne pas l’ôter avant que les autres ne retirent le leur.

À présent, tandis que la longue procession de voitures regagnait lentement la propriété des Mercier, il se demandait quand il pourrait partir sans vexer personne.

Le véhicule où il avait pris place était un des premiers du cortège. Arrivé à la maison, Graian traversa en compagnie des quelques personnes âgées avec lesquelles il était revenu une série de pièces aux portes ouvertes afin de gagner l’autre côté du manoir – le long du trajet, les meubles de valeur avaient été poussés à l’écart, derrière des cordes, comme dans un palais ouvert au public de façon temporaire. Derrière l’édifice, les terres consistaient en un grand parc pris sur la forêt tropicale couvrant une partie de Trellin. Le domaine, paysagé dans le voisinage immédiat de la demeure en une succession de vastes jardins ornementaux et de lacs peu profonds, semblait moins étudié un peu plus loin. Le temps manqua aux visiteurs pour admirer les alentours : les serviteurs leur firent comprendre avec politesse mais fermeté qu’ils devaient emprunter le sentier gravillonné traversant une roseraie, longeant un étang puis gagnant un jardin situé à quelque distance du corps de logis principal. Là, trois longues tables disposées sur une pelouse supportaient un véritable festin.

Le jardin s’avéra abrité, oppressant car entouré sur trois côtés de hauts murs couverts de plantes grimpantes. Quant au quatrième, il donnait sur la masse sombre des arbres de la jungle, marquant une soudaine transition avant le monde sauvage.

Une averse violente s’était abattue durant le service, mais le soleil brillait à présent dans un ciel dégagé. Le sol séchait vite, l’air était humide, étouffant, et Graian se sentait trop bien habillé dans son costume sévère. Sous le foulard épais, ses cheveux humides collaient à son cuir chevelu. De minces filets de sueur ruisselaient sur ses tempes. En attendant le reste des invités, il parcourut le jardin d’un pas lent, s’efforçant de paraître plus à son aise qu’il ne l’était.

Le long d’un mur était bâtie une véranda surélevée à balustrade, au toit en treillis couvert de plantes. Graian s’y attarda un moment, à l’ombre, jusqu’à ce qu’un serviteur lui tendît un verre de vin blanc en le priant de rejoindre les autres au milieu du jardin.

Lorsqu’ils finirent par arriver, Fertin et Tomar Mercier se débarrassèrent de leurs couvre-chefs avec un plaisir évident. Fertin secoua la tête en passant les doigts dans ses cheveux bouclés, collés par la sueur. Graian, soulagé, ôta son foulard et le posa par terre dans un coin de la véranda avant de s’essuyer le visage.

Hormis les fils du défunt, la plupart des gens avaient atteint voire dépassé la maturité, à une exception près. Graian avait remarqué une jeune femme au cours de la cérémonie ou, plus exactement, avait senti qu’elle le remarquait.

Pendant que la chapelle se remplissait, il examinait les lieux avec curiosité, indifférent au chagrin qui rongeait de toute évidence nombre des parents âgés. La jeune femme, arrivée seule, avait répondu à son regard distrait par une attention d’une intensité si choquante, une curiosité si franche qu’il s’était détourné, gêné. Quelques minutes plus tard, au début du service funèbre, il s’était découvert soumis à une inspection délibérée mêlée d’une indéniable convoitise. De la part d’une parfaite inconnue, dans le cadre sobre de funérailles familiales, c’était une attitude à la fois incongrue, étonnante et dangereuse.

En ce qui concernait Graian, c’était aussi quelque chose d’indésirable et d’inattendu. Il n’avait pas fui les femmes de son pays pour se jeter droit dans une autre relation compliquée. Le court séjour sur Foort, exil assorti d’une abstinence volontaire, portait déjà ses fruits. Libéré de toute exigence émotionnelle, le jeune immigrant s’estimait capable d’aborder l’avenir. Même les lettres des trois avocats les plus persécuteurs prenaient un ton apaisant.

L’inconnue de la chapelle sentait les problèmes à plein nez, des problèmes familiers auxquels il n’avait jamais su résister jusqu’à ces derniers mois. Maintenant encore, devant la manière dont elle se tenait, son attitude, son port de tête, la courbe de ses épaules, l’invite implicite véhiculée par son comportement, Graian se sentait envahi d’un désir libidineux. Réaction totalement inappropriée aux circonstances, d’autant que la distance sociale et culturelle le séparant de la jeune femme rendait le moindre contact impossible. Il s’était efforcé de ne pas lui prêter attention. Un peu plus tard, cependant, tandis que la foule attendait en silence devant le crématorium, elle s’était arrangée pour se tenir près de lui. Ils ne s’étaient ni regardés ni parlé, mais la tension de l’inconnue avait été comme tangible pour Graian.

Il ne voulait pas d’elle ; il ne voulait pas entamer une relation quelconque. Pourtant, figé dans la chaleur humide pendant l’incinération énigmatique et invisible, il avait pensé à elle plutôt qu’à l’homme dont il était censé pleurer la mort.

Quand les invités avaient regagné les voitures, une femme plus âgée avait échangé quelques mots avec elle, l’appelant « Alanya ».

À présent, Graian longeait les grandes tables d’un pas lent en examinant les cartons posés près des couverts. Le sien lui apparut bientôt, à une place sans importance, comme il se devait, presque au bout d’un des plateaux les moins imposants. La jeune inconnue, elle, s’installerait à la table principale, parmi la nombreuse parentèle du défunt dont elle faisait partie – puisqu’elle s’appelait Alanya Mercier.

Graian but rapidement son verre de vin puis en prit un deuxième sur le plateau d’un domestique. Posté devant la véranda, il regarda arriver le reste du cortège.

Enfin, Alanya Mercier franchit la grille inscrite dans le mur, au bras de Gilda, la veuve de Corrin Mercier. Toutes deux discutèrent un moment dans un patois discret, avant de se séparer pour chercher leur couvert. Alanya longea la table principale, les épaules voûtées afin d’examiner les cartons. En trouvant le sien, elle se redressa, les yeux fixés sur Graian.

Une fois de plus, elle arborait une expression d’une franchise déconcertante ; une fois de plus, il fut le premier à détourner le regard.

Il ne pouvait s’empêcher de penser que l’intérêt qu’il suscitait, évident mais surprenant, l’éloignait davantage encore des autres invités. Déjà différent par l’âge, la langue, la culture, il se doutait que la moindre réaction lui vaudrait l’isolement total. Comment lui, un étranger, un intrus dans cette célébration privée du chagrin, pourrait-il engager une relation quelconque avec un membre de la famille endeuillée ? Même s’il le désirait, ce qui n’était pas le cas ?

Graian s’efforça de chasser Alanya Mercier de son esprit. Il n’avait pas sa place dans cette tragique réunion de famille : on lui avait demandé au dernier moment d’y participer à la place de son oncle, ancien condisciple universitaire de Corrin Mercier qui ne pouvait venir en personne, la guerre limitant les voyages depuis le continent. Graian était perdu parmi une foule d’inconnus.

Après le repas, au cours duquel il avait jeté des coups d’œil furtifs à la jeune femme voilée, tout le monde se mit à discuter en patois avec naturel, par petits groupes, sur la pelouse. L’ambiance devint beaucoup moins pesante. Ce qui constituait pour Graian le processus social normal d’une journée de funérailles survenait enfin, tandis que le poids du chagrin s’ajustait. Son isolement n’en demeurait pas moins grand, lui donnant l’impression lassante d’être trop voyant. Sa première tentative de départ, se glisser hors du jardin sous prétexte d’aller aux toilettes, avait tourné court quand un serviteur lui avait fait remarquer qu’une grande tente dressée dans un endroit discret abritait des latrines temporaires. Certains domestiques, d’ailleurs, au lieu de proposer aux invités boissons ou canapés, se tenaient simplement non loin de là, à la grille mais aussi en plusieurs points stratégiques du jardin. Impeccablement vêtus, discrets et respectueux, ils évoquaient cependant des gardes du corps ou des surveillants. Puisqu’il ne pouvait partir, Graian avait décidé pour compenser d’absorber au plus vite le plus de vin possible afin de traverser en douceur le reste de la journée.

À l’autre extrémité de la pelouse, Alanya Mercier discutait avec une des sœurs du défunt. Elle ne prêtait plus la moindre attention à Graian, contredisant l’impression qu’elle lui avait peut-être adressé plus tôt un message quelconque mais lui apportant aussi un certain soulagement.

Le temps passait ; il buvait. À un moment, il crut entendre son nom, mais lorsqu’il pivota pour voir qui parlait de lui, il s’aperçut que les deux hommes plongés dans leur conversation lui tournaient le dos. Que pouvait bien signifier graiansheeld en patois, et pourquoi le mot ou l’expression semblaient-ils d’un emploi fréquent ?

Il était temps de partir. Alors qu’il cherchait où poser son verre vide, Alanya Mercier, seule à présent, s’avança d’un pas apparemment distrait le long de la table où il avait été installé. En atteignant sa place, elle examina son carton de près.

Sans doute savait-elle qu’il la contemplait, car elle releva les yeux vers lui. Leurs regards se croisèrent. Un rapide sourire joua sur les lèvres de la jeune femme, qui s’approcha.

« Je vais me promener, Graian Sheeld, dit-elle sans préambule. Jusqu’aux falaises de Trellin, dont vous avez sans doute entendu parler. Peut-être aimeriez-vous admirer le paysage ? Il y a là-bas un hôtel particulier très bien situé, avec vue sur la mer. Nous passerions un moment seuls ensemble. »

Avant que la surprise de Graian devînt apparente, elle lui tourna le dos puis parcourut la pelouse d’un pas lent, comme pour admirer les immenses fleurs tropicales des parterres adjacents. Il demeura quelques instants immobile, plongé dans une crise aiguë d’indécision : stupéfait de l’effronterie d’Alanya Mercier, paralysé de manière plus générale par le choc culturel et l’isolement social, les machinations de la curiosité et du désir indéniable qu’il ressentait, les ambiguïtés de la langue, la perplexité que lui inspiraient les coutumes ou conventions, le sens de la proposition, le léger étourdissement dû à l’abus d’alcool par un après-midi humide. Tiraillé dans différentes directions.

Il repoussa encore l’instant de la décision pendant que la jeune femme gagnait l’extrémité de la pelouse puis traversait la zone non cultivée pour atteindre la lisière de la forêt. Enfin, il s’avança sur le gazon du même pas tranquille, admirant les mêmes fleurs exotiques, s’efforçant de ne pas avoir l’air de la suivre.

La jungle embaumait les parfums moites des tropiques. Le dais épais des ramures, aux feuilles inférieures encore dégoulinantes de la pluie tombée deux heures plus tôt, y filtrait le soleil qui brillait dans le jardin de tout son éclat. Une chaleur immense, collante et suave imprégnait les arbres parmi lesquels criaient oiseaux et autres animaux invisibles.

À travers le sous-bois serpentait un sentier bien tracé, sur lequel Alanya Mercier s’avançait quelques pas devant Graian dans une robe d’un noir de jais. Elle ne se retourna pas ni ne montra d’aucune manière qu’elle était consciente de sa présence, mais sans doute savait-elle qu’il la suivait car il était difficile de ne pas se frotter bruyamment à la végétation envahissante.

Il la rattrapa en un instant sans pour autant qu’elle pivotât vers lui.

« Qui êtes-vous ? finit-elle par demander.

— Vous avez regardé mon carton. Vous savez comment je m’appelle. »

De derrière, il ne pouvait s’empêcher d’admirer ses formes pleines. Elle tenait sa longue robe noire de côté afin de l’écarter de la terre humide, tendant le tissu contre ses jambes.

« Qu’êtes-vous venu faire à ces funérailles, Graian Sheeld ?

— Je représente mon oncle. »

Il expliqua brièvement qu’il avait reçu un télégramme deux jours plus tôt et voyagé presque un jour et une nuit.

« Graian Sheeld, reprit-elle. Ce n’est pas un nom des îles.

— Non.

— Qu’êtes-vous, alors ? Un réfractaire ? Un fraudeur des impôts ?

— Rien de tel.

— Un hors-la-loi ?

— Il existe d’autres raisons de vivre dans l’Archipel.

— Il paraît. Certains d’entre nous y sont nés.

— J’en suis bien conscient. »

Elle avait poursuivi son chemin durant la conversation sans un regard en arrière. Les épaisses broussailles qu’elle frôlait de chaque côté du sentier laissaient échapper des gouttes de pluie qui s’accrochaient à sa robe noire tels de minuscules joyaux ou allaient se poser sur Graian.

« Alors vous ne connaissez personne ici ?

— J’ai parlé à Mme Mercier. Et à ses deux fils.

— C’est bien ce que je pensais. »

Comme elle lui jetait un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, il entrevit les yeux qui lui avaient envoyé un peu plus tôt des signaux tellement reconnaissables. Cette fois, cependant, le regard était plus spontané, moins calculé. La jeune femme avait relevé son voile sur son chapeau, découvrant son pâle visage.

« Pourquoi penseriez-vous quoi que ce soit de moi ? interrogea-t-il.

— J’essaie d’en apprendre davantage sur vous. Après tout, vous avez l’air désireux de me parler en privé.

— Sur votre invitation. Étant donné les circonstances, je n’aurais pas cru que savoir quoi que ce soit de moi aurait la moindre importance.

— Pareille chose a toujours de l’importance, Graian Sheeld. »

Elle persistait à l’appeler par son nom entier, une nuance parodique dans la voix. Fallait-il y voir un sous-entendu, ou avait-elle juste un accent ? Peut-être les mots « Graian Sheeld » rappelaient-ils une expression du patois des îles – évoquant la chose dont avaient parlé les deux hommes dans le jardin, par exemple. Plus important, sans doute, qu’espérait Alanya Mercier en l’éloignant des autres, et que signifiaient les regards qu’elle lui avait jetés là-bas, à la propriété ? Il se demanda soudain s’il avait mal interprété les événements de la journée. Peut-être ne s’agissait-il nullement de funérailles, songea-t-il, sarcastique, en se cognant le pied contre une racine à demi enterrée sur laquelle il trébucha. Peut-être aussi ce qu’il avait pris pour une invite criante, la plus franche jamais reçue de sa vie, dissimulait-il un malentendu supplémentaire dû à son ignorance des habitudes insulaires.

La chaleur de l’après-midi lui faisait à présent regretter d’avoir suivi la jeune femme dans la forêt pour se laisser entraîner sur un chemin tortueux, à travers une végétation envahissante, en répondant à des questions banales. Il en avait surtout assez de la suivre comme un petit chien, incapable de voir quelle expression elle arborait quand elle lui parlait. Lorsqu’ils atteignirent une portion plus large du sentier, il se mit à marcher de front avec elle. Elle ne lui fit pas l’aumône d’un coup d’œil mais poursuivit sa route. Plus loin, le chemin se rétrécit de nouveau, décidant Graian à s’arrêter. Sa compagne fit quelques pas supplémentaires, visiblement persuadée qu’il allait continuer à la suivre, puis se tourna vers lui en comprenant qu’il n’irait pas plus loin.

« Vous n’avez jamais assisté à des funérailles ici, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Non, mais j’y ai parfois participé sur le continent.

— Pas à une crémation. Ça se voyait. Vous ne saviez pas ce qui allait se passer quand ils ont emporté le cercueil au four.

— C’est vrai.

— C’était quelque chose de relativement nouveau pour nous tous. Une expérience inhabituelle dans la famille.

— Alors pourquoi en a-t-il été ainsi ? s’étonna Graian.

— C’est la loi de l’île. Sur Trellin, la manière dont on dispose du corps dépend de la cause du décès. Mon cousin devait donc être incinéré. Vous savez bien sûr de quoi il est mort ? »

Graian secoua la tête : il n’avait pas trouvé comment s’enquérir de la cause du décès, laquelle ne l’avait d’ailleurs guère intéressé jusque-là. Mercier aurait eu le même âge que son oncle, aux alentours des quatre-vingts ans, ce qui plaidait en faveur d’une maladie dégénérative due à la vieillesse.

« Un insecte l’a mordu, expliqua Alanya. Un thryme. »

L’information, délivrée de manière pragmatique, affecta pourtant profondément Graian. Un léger écœurement le traversa, une impression fugitive de dégoût, de tournis. L’air lui parut brusquement étouffant, brûlant.

« Un thryme ? répéta-t-il bêtement.

— Vous savez sans doute ce que c’est.

— Oui, mais j’ignorais qu’ils s’attaquaient à l’être humain. »

Sa voix lui parut faible. Il se refusait à croire ce qu’il venait d’entendre.

« En général, ils ne le font pas, mais celui-là s’était introduit dans la maison. Plus tard, un serviteur a découvert qu’une des moustiquaires avait pris du jeu. Sans doute le thryme s’est-il logé dans le rembourrage du fauteuil. C’est là qu’on a trouvé Corrin, mordu au dos.

L’insecte avait réussi à se glisser dans ses vêtements. Le chirurgien de l’hôpital n’avait jamais vu une blessure pareille. En principe, les thrymes ne s’intéressent qu’à la peau nue.

— Quelle horreur ! commenta Graian, frissonnant. Je regrette que vous m’en ayez parlé. J’ai une peur bleue de ce genre de choses. »

Il s’efforçait de paraître raisonnable, adulte, pragmatique, mais le tremblement de sa voix lui était perceptible. L’information touchait à sa phobie la plus profonde.

« Vous feriez mieux d’être prudent durant votre séjour. » Un sourire joua sur les lèvres d’Alanya. « Ici, il y en a partout. Trellin compte plus de colonies de thrymes que la plupart des autres îles. »

Elle fait exprès de me torturer, songea-t-il.

« Rentrons, lança-t-il néanmoins.

— Vous n’en verrez pas. Ils passent la journée sous terre et n’attaquent de toute manière que s’ils se sentent acculés.

— Vous n’auriez pas dû me raconter ça !

— Je croyais que vous vouliez savoir pourquoi le corps avait été incinéré. » Elle fixait à nouveau Graian d’un regard intense, la clarté verdâtre de la forêt assombrissant ses lèvres et ses yeux, pâlissant encore sa peau blanche. « Rentrez si vous voulez, mais je pensais que vous aviez envie de m’accompagner.

— Nous n’en verrons pas, c’est vrai ?

— Oui. Les thrymes nidifient sous terre, où ils restent jusque bien après minuit. On n’en voit presque jamais de jour. De toute manière, ils n’aiment pas ce genre d’environnement. Cette forêt a beau ressembler à une jungle sauvage, c’est un bois de coupe qui appartient à la famille. Il n’y a pas d’arbres tombés, les racines à l’air, alors que la terre en dessous constitue l’habitat naturel des thrymes. Restez sur le sentier, vous y serez aussi en sécurité qu’en ville. »

Les explications commençaient sans doute à ennuyer la jeune femme, car elle pivota pour reprendre son chemin. Graian la suivit, mais son esprit se révoltait, ses nerfs étaient ébranlés. À cause d’elle, il lui semblait être un petit garçon nerveux dont il fallait calmer la peur du croque-mitaine. Le moindre bruit inexpliqué, le plus petit mouvement dans la forêt étaient devenus des horreurs potentielles, peut-être des dangers. Il fixait la terre qu’il foulait d’un regard anxieux, attentif à tout déplacement.

Bien des gens – la majorité – ayant la phobie des thrymes, jamais Graian n’avait eu l’impression que sa propre terreur présentait quoi que ce fut d’inhabituel ou de remarquable. Elle s’était d’ailleurs montrée presque toute sa vie purement académique puisque les seuls thrymes vivants de la Fédération étaient enfermés dans des vitrines, au zoo. Ces insectes incarnaient cependant pour lui comme pour bien d’autres une horreur particulière. Il n’en avait à vrai dire jamais vu nulle part, préférant éviter les endroits où il risquait d’en trouver.

L’indécision qui l’avait longuement tourmenté à l’époque où il s’était demandé sur quelle île déménager avait eu pour cause principale la perspective de partager l’habitat du thryme. D’autres considérations avaient fini par l’emporter sur la phobie, par la rendre accessoire, sans jamais la vaincre.

Les insectes mâle et femelle possédaient tous deux un aiguillon venimeux, mais du moins existait-il à leur piqûre un antidote. Appliqué à temps, il permettait en principe de se remettre, après une maladie très pénible mais brève. L’aiguillon inspirait donc la méfiance mais pas une peur exagérée. Il en allait tout autrement de la morsure.

Voilà qui faisait de la phobie des thrymes une émotion rationnelle : la morsure de la femelle adulte tuait n’importe quel être humain, sans distinction d’âge. Les mandibules de l’insecte étaient en effet dotées d’une poche interne, dans laquelle la mère rassemblait les larves sorties de ses œufs avant de se mettre en quête d’un hôte auquel injecter ces parasites. Il s’agissait le plus souvent du cadavre d’une bête, d’un fruit tombé, voire d’un tas de végétation pourrissante, mais parfois aussi d’un être vivant – en général un animal ; de temps en temps, rarement, un humain.

Quand on croisait un thryme, on le traitait avec la plus grande prudence, exactement comme un serpent venimeux, une panthère affamée ou un ours en colère. Attitude raisonnable, car l’insecte pouvait bel et bien faire du mal, un mal mortel. Même les professionnels, gardiens de zoo ou entomologistes, prenaient des précautions élaborées, portant toujours des vêtements protecteurs, ne travaillant jamais seuls, veillant à ce que des mesures d’urgence fussent applicables en cas de morsure.

Cela n’expliquait pas la phobie, la terreur incontrôlable.

La plupart des gens étaient incapables de maîtriser un frisson ou un mouvement de recul devant un thryme, bestiole répugnante à leurs yeux. C’était l’objet de phobie le plus commun, loin devant les autres, y compris les plus familiers tels qu’araignées, échelles, espaces confinés, chats, étrangers et ainsi de suite.

Le thryme était un insecte imposant : les spécimens adultes mesuraient environ quinze centimètres de long, certains atteignant voire dépassant les trente. Il était de plus haut sur pattes : dans la course ou l’attaque, son thorax s’élevait une dizaine de centimètres au-dessus du sol. Brun foncé ou noir, hexapode comme tous les insectes, il possédait de grosses pattes couvertes d’un poil fin – dont le seul contact était censé susciter une éruption cutanée douloureuse. Ses ailes vestigielles ne lui permettaient pas de voler, mais il les agitait en attaquant et s’en servait pour protéger ses petits juste après la métamorphose des larves. Sa tête, dure et brillante, couverte d’une carapace chitineuse, couronnait un corps réduit à un gros muscle thoracique, aussi mou et souple qu’une limace. Son extrême flexibilité le rendait disait-on difficile à éliminer : même après un bon coup de bâton, il s’obstinait à se rapprocher. Il était capable de se rouler instantanément pour se protéger en une boule dangereuse à cause de sa pilosité, puis de reprendre très vite sa forme première afin de continuer à charger. Il était d’ailleurs horriblement rapide : sur une distance réduite, un grand thryme rivalisait avec un être humain.

Durant son court séjour dans l’Archipel du Rêve, Graian n’avait vu aucun spécimen ni rencontré personne à qui la chose fut arrivée. En théorie, les insectes étaient partout, mais ils préféraient disait-on les forêts tropicales humides des Aubracs et des Serques les plus vastes. Trellin, une des Grandes Aubracs, était couverte de jungle à soixante-quinze pour cent.

Graian avait choisi Foort comme destination pour plusieurs raisons, la principale étant que, contrairement à Trellin, elle bénéficiait d’un climat sec et d’un relief constitué pour l’essentiel de roche ignée et de sable.

Quelques colonies de thrymes y vivaient, certes, mais les nouveaux amis insulaires de l’exilé n’y pensaient même pas, les tenant pour négligeables. On en trouvait parfois une paisiblement installée dans une petite cavité ou un coin de terrain sauvage, mais on ne voyait presque jamais l’insecte en ville, jamais dans les maisons, et il ne présentait aucun danger.

Après deux semaines de nervosité, Graian avait commencé à admettre que tel était peut-être vraiment le cas. Enfin, il lui était devenu possible de chasser les déplaisantes bestioles de son esprit.

Alanya le précédait toujours, mais au moins, la chaleur semblait à présent l’affecter. Des taches sombres de transpiration s’agrandissaient entre ses épaules et au creux de ses aisselles. Soudain, elle ôta son chapeau, qu’elle lança de côté d’un geste languissant. Le vol irrégulier du couvre-chef s’acheva sur une branche aux larges feuilles. Graian, qui étudiait le moindre mouvement de la jeune femme, trouva son comportement inquiétant.

Le chemin s’élargit à nouveau sur une surface plus dure, plus rocheuse. Alanya ralentit pour permettre à son compagnon de la rattraper puis de marcher de front avec elle. De temps à autre, il lui jetait un regard en coin, se demandant ce qui lui passait par la tête. La clarté dépourvue d’ombres de la forêt privait son visage de la subtilité conférée par l’éclairage discret de la chapelle et la voilette. Elle possédait une grande bouche aux lèvres généreuses, des yeux sombres enfoncés, des cheveux d’un châtain profond, sévèrement tirés en chignon. Quoiqu’elle ne fût pas d’une beauté conventionnelle, jamais Graian n’avait observé chez personne un magnétisme sexuel aussi animal, aussi puissant. Être à ce point proche d’elle constituait une expérience extraordinaire ; elle dominait le champ de conscience tout entier de Graian.

Devant eux, le ciel visible entre les arbres s’éclaircissait, tandis que le chemin commençait à descendre.

 

La forêt se raréfia, ils émergèrent sur une mince bande rocailleuse couverte de broussailles puis approchèrent prudemment du bord de la falaise. Le sol fissuré, stérile et dur était couvert de pierres et de rochers. Les peurs oppressantes que le thryme inspirait à Graian battirent en retraite.

Du sommet de l’à-pic, la vue sur la mer était d’une magnificence inattendue, telle qu’il demeura quelques instants figé à la contempler pendant qu’Alanya s’avançait sur le chemin longeant le gouffre.

« La maison est ici ! » appela-t-elle.

La forte brise marine et le paysage époustouflant revigoraient Graian, mais la jeune femme s’éloignait. À regret, il la suivit sur un sentier escarpé dessiné à flanc de falaise. Quelques marches avaient été taillées dans la pierre, après quoi la piste s’incurvait suivant la courbe de la paroi rocheuse pour descendre en pente plus douce vers un creux naturel, en partie nivelé. Une maisonnette en bois s’y dressait, sur pilotis, ses grandes fenêtres dominant la mer. Derrière la villa, un deuxième sentier grimpait en lacet jusqu’à une crête basse avant de disparaître très vite parmi une végétation exubérante – englouti lui aussi par la forêt.

Un large balcon ornait la façade de la construction, meublé d’une longue balancelle rembourrée au dais coloré. Alanya, qui s’y était rendue tout droit, se balançait à présent les jambes repliées sous le corps, un regard provocant fixé sur Graian.

Il avait vu une certaine étendue de falaises depuis la mer, pendant que son bateau approchait de Trellin, peu après l’aube. Elles bordaient une partie de la côte sud-ouest, où la chaîne montagneuse intérieure rencontrait la mer. C’était un paysage célèbre, souvent peint et photographié – dont un grand tableau décorait d’ailleurs le bar du ferry. La succession d’escarpements offrait sur les îles environnantes une vue sans pareille que peu de gens contemplaient, faute d’obtenir un permis de construire sur les falaises – réservées aux propriétés privées de quelques privilégiés.

Devant Graian s’étendait un paysage étourdissant : neuf ou dix îles de bonne taille, silhouettes sombres posées sur des flots turquoise, frangées d’une bande éblouissante de ressac et de plage. La visibilité parfaite de l’après-midi révélait les plus proches en détails crus, malgré la distance à laquelle elles se trouvaient sans doute, mais celles de l’horizon se distinguaient tout juste dans la brume marine.

Bien que la topographie et la configuration de l’Archipel ne lui fussent pas encore familières, Graian savait qu’il contemplait pour l’essentiel les Aubracs – dont certainement Grande Aubrac elle-même, loin à l’ouest, presque hors de vue, dernière étape de son voyage nocturne. Apprendre le nom des îles, y compris les plus proches de Foort, peu nombreuses, lui posait un problème insoluble. Il avait passé un temps fou à chercher une carte fiable ou récente de la mer Centrale, mais la guerre avait mis ce genre de documents quasiment hors de portée des civils.

L’Archipel rassemblait des milliers d’îles habitées et une infinité de rochers, récifs, cailloux ou bancs de sable plus petits. Bien que la mer Centrale entourât le monde d’une large ceinture, elle n’avait rien des vastitudes océaniques : d’après la légende, il était impossible d’y naviguer plus de deux heures en ligne droite sans changer de direction pour éviter de s’échouer. Elle comptait même tellement d’îles que de n’importe quel point côtier de la moindre d’entre elles, on en voyait à l’œil nu au moins sept autres – habitées – ou une partie d’un continent.

Des dizaines de milliers de jeunes expatriés s’installaient depuis peu dans l’Archipel, souvent pour échapper à l’armée, car l’exil demeurait une alternative légale à l’incorporation. La mère patrie de Graian avait voté une loi stipulant que cet exil, une fois choisi, était définitif – les immigrants percevaient une rente de l’État, car l’Archipel était considéré comme une zone de développement culturel –, mais la plupart de ses bénéficiaires pensaient être amnistiés à la fin de la guerre.

Les nouveaux venus ne fuyaient cependant pas tous le service militaire. La neutralité précaire des îles alliée à leurs deux cents et quelques parlements élus démocratiquement – de taille, de type et de constitution très variés – en faisaient un labyrinthe plus ou moins ingouvernable de lois, de systèmes juridiques et de conventions sociales. Quiconque parvenait à fuir les pays nordiques en guerre pour se réfugier dans l’Archipel était de fait libre de mener sa vie exactement comme il l’entendait. Les îles représentaient donc le paradis pour les gens désireux de disparaître, de prendre une nouvelle identité ou plus simplement un nouveau départ. Graian y était venu à cause des femmes ou plutôt d’une femme, Borbellia. Ils avaient vécu ensemble trois ans, pendant lesquels il avait eu en permanence des aventures secrètes. Borbellia avait fini par l’apprendre.

L’égarement croissant de Graian puis les conséquences émotionnelles de ses actes l’avaient alors persuadé que la fuite était son seul recours. Il avait conscience de chercher des excuses à ses trahisons, du manque de personnalité qui le poussait à partir au lieu d’assumer ses responsabilités, mais lorsque l’idée de commencer en exil une nouvelle vie avait fait son chemin dans son esprit, il s’était découvert incapable d’y résister.

Comme il fallait s’y attendre, les insulaires éprouvaient des sentiments très mitigés devant l’afflux des immigrés nordiques. Les raisons de faire bon accueil aux arrivants ne manquaient pas : outre la donation de l’État, la plupart apportaient de l’argent, voire un capital. Ils apportaient aussi les idées et la technologie d’une patrie plus sophistiquée. En conséquence de quoi une infrastructure moderne se développait rapidement à travers l’Archipel. Installations médicales, écoles, commerces, logements, arts, communications jouissaient d’une véritable renaissance, tandis que le niveau de vie augmentait chaque année. En revanche, l’art de vivre insulaire tout entier était menacé : langues, coutumes, traditions et structures familiales subissaient des changements drastiques. Beaucoup de gens, révoltés par le processus, s’efforçaient d’y résister.

Pour exacerber encore le problème, la présence militaire pesait sur l’Archipel. Les transports de troupes faisaient escale dans des ports dont la pêche avait constitué jusqu’alors la seule activité, on construisait des pistes d’atterrissage pour les avions, les îles se transformaient en camps de repos et de vacances pour soldats, les garnisons et autres installations s’y multipliaient, on y assurait le réapprovisionnement des armées, notamment en carburant, on y recrutait du personnel non combattant.

Cependant, des régions entières de l’Archipel demeuraient préservées par bien des côtés. D’ailleurs, même dans les zones où s’étaient installés le plus d’étrangers, le mode de vie insulaire traditionnel et ses coutumes séculaires restaient une réalité.

Pourtant, le changement avait indéniablement commencé et, tout aussi indéniablement, il allait se poursuivre. Les rancœurs croissaient. Des sabotages avaient été perpétrés dans diverses bases militaires, des maisons d’immigrés incendiées en leur absence ; on assistait à une floraison de mouvements sociaux décidés à protéger les langues, les religions, les traditions locales. Les plus petites îles votaient souvent des lois préjudiciables aux expatriés.

Graian n’avait guère prêté attention à ce genre de choses, sans doute parce que les préoccupations des natifs le laissaient pour l’instant indifférent. Qui plus était, la guerre avait peu affecté Foort, quoiqu’il eût très vite fait la connaissance à Foort Ville d’une petite colonie d’immigrés tels que lui. Il ne connaissait encore aucune autre île, mais il avait beaucoup entendu parler de Muriseay, la plus grande. Deux énormes camps militaires y avaient été bâtis, un par faction, à ses deux extrémités. La taille de Muriseay Ville mais aussi les distractions et l’attrait culturel qu’elle offrait y avaient attiré plus d’exilés que n’importe où ailleurs. La vie sur la majeure partie de l’île était réputée tout à fait semblable à celle qu’on menait dans les pays nordiques.

« Venez donc vous asseoir, appela Alanya derrière Graian. Si vous voulez admirer le paysage, vous le ferez aussi bien d’ici. »

Il se retourna et s’aperçut qu’elle reposait à l’ombre du dais comme au travers d’un lit. Debout en plein soleil, la tête découverte, le jeune homme se sentit tenté de la rejoindre ne fut-ce que pour s’installer à l’ombre.

« Que faites-vous, Alanya ? demanda-t-il cependant.

— Je croyais que vous aviez envie d’être avec moi. Vous ne m’auriez pas suivie, autrement.

— La veillée était presque terminée. J’allais partir, mais vous avez éveillé ma curiosité. Et les falaises…

— Ce n’est qu’une vue sur la mer. Qui s’en soucie ?

— Votre famille, sans doute. Pourquoi sinon vivrait-elle ici ? Pourquoi aurait-elle fait construire cette villa ?

— Vous savez ce que c’est », répondit-elle, écartant le sujet. « Demandez-le-leur si ça vous intéresse. Je suis juste en visite, comme vous. Vous n’êtes pas parti en mon unique compagnie pour regarder le paysage.

— Je croyais que si. Vous m’avez proposé de vous suivre. Je vous ai suivie.

— Nous sommes seuls. Venez vous asseoir. »

Le soleil lui martelant douloureusement le crâne – c’était bien la seule raison –, Graian grimpa les quatre marches de bois du perron puis s’installa à l’extrémité de la balancelle. Le siège partit en arrière avant de se mettre à osciller par à-coups. Une vaste étendue de coussins séparait ses deux occupants.

Alanya défit son chignon, secouant ses cheveux pour les libérer d’une manière qui rappelait Borbellia. Cette dernière les attachait elle aussi dans les grandes occasions, puis les secouait avec ostentation pour leur rendre leur liberté quand elle avait envie de s’amuser.

« Rapprochez-vous, lança la jeune femme.

— Pourquoi ?

— Il faut vraiment que je vous le dise ? »

Elle laissa ses jambes retomber de côté et se coula d’un air décidé sur le capitonnage, un sourire engageant aux lèvres.

La réaction de Graian fut immédiate : il se leva pour s’éloigner d’elle. Posté devant la balustrade du balcon, embarrassé, il contempla la mer, regrettant une fois de plus de ne pas être parti aussitôt après le service funèbre, au crématorium.

Ç’aurait dû être un signe : il se passait quelque chose d’inhabituel, même selon leurs critères à eux. La famille Mercier, le patois qu’elle employait, les coutumes qu’elle pratiquait accentuaient l’impression d’aliénation de Graian. Dans son dos, il sentait Alanya, la balancelle qui oscillait toujours à cause de leurs mouvements brusques. Un coup d’œil en arrière lui apprit que la jeune femme s’était allongée de tout son long, la tête sur la main, un sourire timide aux lèvres, sans manifester ni agacement ni contrariété devant ses réactions à lui.

Un comportement qui rappela une fois de plus au visiteur son ignorance des coutumes insulaires. Là d’où il venait, les femmes ne se conduisaient pas avec les hommes comme Alanya. Non qu’elles fussent sexuellement soumises, mais aucune de celles qu’il avait connues par le passé ne se fut jetée de cette manière à la tête d’un quasi-inconnu. Alanya, elle, ne semblait s’intéresser à lui que pour se jeter à sa tête.

L’Archipel lui paraissait encore trop étrange pour que ce qu’il y voyait ou y rencontrait lui inspirât des généralisations plus ou moins sûres. Autant qu’il le sût, Alanya Mercier agissait comme n’importe quelle insulaire de son sexe avec un homme dont elle avait fait la connaissance une ou deux heures plus tôt. D’un autre côté, peut-être était-elle anormalement impulsive et exigeante, réputée parmi ses amis et sa famille pour ce genre de comportement voyant qui les plongeait dans l’embarras.

« Je crois que je vais retourner à la maison », lança-t-il, décidé par cette dernière pensée.

« Vous ne trouverez jamais le chemin tout seul. »

Une nuance de mépris.

« Je ne vois pas pourquoi. Je suivrai celui que nous avons pris à l’aller.

— Venez me faire l’amour, Graian Sheeld. »

Un instant, il fut tenté : elle rayonnait toujours du même magnétisme animal. Toutefois, il eut le brusque pressentiment de ce que signifierait le fait de profiter d’elle. Il s’imagina la rejoignant, l’embrassant, la touchant, la dévêtant, la sentant faire de même à son égard… pour ensuite, peu de temps après, vingt minutes ou une demi-heure, connaître l’impression familière de regret, de honte, de perte. Coucher avec une inconnue. C’était arrivé si souvent : la pensée de ce qui suivait le rapetissait d’avance, à moins qu’il ne désirât réellement la compagnie de la femme en question.

« Je ne veux pas ce que vous voulez, dit-il simplement.

— Comment savez-vous ce que je veux ?

— Il paraît que vous n’avez pas besoin de me le dire.

— Vous m’humiliez », lança Alanya en faisant la moue.

Il ne put s’empêcher de penser aux préadolescents ; ce genre de choses ne lui inspirait aucune envie.

« Telle n’était pas mon intention, déclara-t-il. Je suis désolé que vous le preniez de cette façon, mais vous m’avez surpris. Nous ne nous connaissons pas. Je suis en terre étrangère…

— Mais vous savez sans doute ce qui se passe aux cérémonies funèbres de ce genre.

— Ce qui se passe ? Non, je l’ignore totalement.

— Alors pourquoi être venu ? C’est une affaire de famille. Les gens de l’extérieur…

— Oui ? les gens de l’extérieur ?

— Eh bien, en principe, ils y restent extérieurs.

— Je suis ici au nom d’un membre de ma famille à moi. Je représente…

— Oui, oui, votre oncle. Vous me l’avez déjà dit. »

Il commençait à la trouver antipathique – peut-être eût-il dû en être ainsi depuis le début. La moindre de ses paroles ou presque recelait un sous-entendu, une énigme. Or Graian détestait les énigmes. Alanya s’exprimait rarement de manière directe. Il descendit les marches de bois puis traversa le petit terrain nivelé en direction du bord de la falaise. Son seul coup d’œil en arrière lui montra la jeune femme vautrée sur les coussins, l’air un peu ridicule, vamp amateur privée de sa récompense.

Il refit le chemin en sens inverse, décidé à regagner la propriété le plus vite possible afin de s’en aller. Rester n’avait aucun sens.

La piste rejointe, il remonta la pente, puis les marches taillées dans le roc, avant de longer la saillie menant au sommet de la falaise. La distance vertigineuse jusqu’à la mer l’étourdissait un peu, mais il ne ralentissait pas. Sans un regard pour le paysage, il s’enfonça dans la forêt d’un pas décidé.

Presque aussitôt, il se demanda où aller.

Trois sentiers distincts se dessinaient devant lui. En arrivant avec Alanya quelques minutes plus tôt, il ne les avait pas remarqués, puisqu’ils composaient à ce moment-là une convergence. Il lui semblait se rappeler le chemin de l’aller comme le trajet le plus direct à travers la jungle ; ce devait donc être celui du milieu, qui s’éloignait de la falaise à peu près à angle droit. Graian l’emprunta mais s’arrêta à peine plus loin : deux gros arbres étaient tombés en travers, alors qu’il n’avait pas eu à les escalader un peu plus tôt. Il fit demi-tour.

Le sentier de gauche ne menait nulle part. Malgré un début prometteur, il ne tardait pas à s’incurver pour rejoindre un autre point de vue au bord de la falaise. Le jeune homme, certain de ne pas être passé par là, rebroussa chemin. La troisième branche, la dernière, partait sur la droite ; il la prit également pour la bonne, mais au bout de cinq minutes, le doute l’envahit. La piste décrivait de grands virages avant d’atteindre un ravin profond, envahi par la végétation, d’où seule une volée de marches taillées dans la terre permettait de sortir.

Graian regagna le carrefour où il demeura planté, rongé par une indécision atroce.

 

Lorsqu’il passa devant la maisonnette, Alanya tournait une clé dans la serrure avec un faible raclement. Elle disparut dans la villa sans lui accorder un regard.

Une allée étroite courait entre le mur de la construction et la paroi rocheuse. Graian l’emprunta puis, comme elle débouchait en terrain dégagé, grimpa la pente au-delà en jouant des pieds et des mains. Ensuite, un chemin bien dessiné serpentait à travers les arbres, s’éloignant de la mer. Le marcheur l’emprunta d’un bon pas, empli d’optimisme : ce n’était pas le sentier de l’aller, mais sa largeur prouvait bien qu’il avait été tracé pour mener quelque part. S’il n’aboutissait ni à la demeure ni au parc, une route publique conviendrait aussi bien. Sans doute Graian parviendrait-il à se faire emmener à Trellin Ville.

Toutefois, après cinq minutes de progression facile, le chemin se rétrécit pour se transformer bientôt en une piste cernée de buissons, dont les feuilles et les épines frottaient sans douceur les jambes du jeune homme. Le terrain s’assouplit ; le poids de Graian suscitait à présent autour de ses semelles des contours d’eau boueuse. Il continua cependant sa route, dans l’espoir de voir le sentier s’élargir une nouvelle fois.

À un moment, un arbre tombé dont les racines encombraient sa route le contraignit à un détour maladroit. L’œil rivé au sol afin de ne pas trébucher, il remarqua que la terre alentour s’était émiettée en petites mottes boueuses dispersées, comme travaillée par des outils de taille réduite.

Il recula aussitôt jusqu’en terrain plus ferme. La pensée de ce qui avait peut-être foui autour des racines dénudées suffit à le faire changer radicalement d’avis. L’arbre bloquait bel et bien le chemin. Ses branches s’étiraient au loin, ensevelies dans le feuillage épais de la forêt, tandis que sous son tronc s’étendait une fondrière marécageuse. Continuer impliquait de passer à travers les racines, c’est-à-dire de marcher dans la terre travaillée.

Graian hésita un instant de plus puis, bien à contrecœur, fit demi-tour. Peu désireux de revoir Alanya, il avança d’abord d’un pas lent, mais il comprit très vite que, sans guide, il risquait de perdre des heures à chercher son chemin dans la jungle.

Aussi accéléra-t-il sur la longue côte menant aux falaises, suant dans l’après-midi tropical.

Lorsqu’il émergea de la forêt puis parcourut l’allée étroite séparant la maisonnette de la paroi rocheuse, Alanya s’avançait sur le terrain nivelé devant la villa. Au bruit des pas de Graian, elle se tourna vers lui.

« Je vous avais bien dit que vous ne trouveriez pas le chemin. En venant, vous pensiez à moi et à ce que vous vouliez de moi. Vous auriez dû vous rappeler le sentier que nous avons pris.

— Je suis poli. Je vous suivais où vous me conduisiez.

— C’est vrai. Et vous aviez peur de nos insectes, vous rêviez de sexe, d’argent, de tout ce que vous avez sans doute l’intention de nous prendre aujourd’hui.

— Mais qu’est-ce que vous racontez ?

— Je n’ai pas raison ? Vous m’avez suivie pour obtenir du sexe puis me faire chanter et vous approprier l’argent de ma famille. »

Il eut un geste d’irritation et de désespoir.

« On ne saurait être plus éloigné de la vérité. Ce genre de choses ne m’intéresse pas. Si vous voulez bien me montrer comment retrouver la maison ou gagner une route, cette histoire sera terminée.

— Ça vous est égal de m’avoir humiliée.

— Je suis désolé. Je ne pensais pas à mal.

— Par le passé non plus ?

— Le passé ? Le mien ? Qu’en savez-vous ?

— Chacun de nous laisse des traces derrière lui. La profession des Mercier consiste à les suivre. Vous n’êtes pas venu dans nos îles les mains propres, Graian Sheeld. Nous vous connaissons, nous vous connaissions avant votre arrivée. Je pensais que vous tenteriez avec moi ce que vous avez réussi avec d’autres.

— Vous avez arrangé tout ça ? Vous vouliez me faire réagir ?

— C’est vous qui le dites.

— Je suis là pour affaires de famille.

— Notre famille aussi a ses affaires. Enfin, je pense que ce sera pour vous un heureux jour. Vous vous êtes bien débrouillé.

— J’ai passé un test de comportement quelconque ?

— Vous savez ce que nous faisons aux gens comme vous, sur l’île d’où je viens ?

— Non. »

Qui plus était, il s’en fichait.

« Nous cherchons à nous venger.

— C’est ridicule.

— Beaucoup d’entre nous sont d’accord avec vous, moi comprise, parce que nous ne sommes pas des primitifs. Se venger est ridicule, ça ne semble pas civilisé. Ce que nos ancêtres faisaient à leurs ennemis nous embarrasse, nous qui vivons dans le monde moderne. Mais la coutume des îles veut aussi que nous disions ce que nous pensons. »

Graian regarda autour de lui. La lisière élevée de la forêt, l’étroitesse étourdissante des chemins en bordure des falaises, la vue vertigineuse de la mer et des îles. Un endroit où mourir, peut-être.

Incapable de trouver des mots qui ne parussent pas maladroits, il se servit donc de ceux-là.

« Nous nous sommes trompés tous les deux. Vous vouliez quelque chose, je n’étais pas sûr. Ne pouvons-nous partager les responsabilités en adultes ?

— Vous n’êtes pas d’ici !

— Non, bien sûr. Qu’est-ce que ça peut faire ? »

Il pataugeait, caricature du continental expatrié se réfugiant dans des manières et une raison inappropriées pour contourner si possible une obscure coutume insulaire. Ses amis l’avaient averti avant son départ de la manière dont il risquait de soulever par hasard l’hostilité : les îles avaient une longue histoire d’exploitation par les Nordiques, souvenirs et rancœurs d’autrefois que la guerre ravivait.

J’y échapperai, s’était-il dit. Je suis jeune, tolérant, maîtrisé, je ne cherche pas à m’imposer. Je mènerai une vie calme sans contrarier les indigènes, sans les laisser me contrarier non plus. Je dépasserai les souvenirs en toute discrétion pour être qui et ce que je suis. Il ne me sera pas nécessaire de me défendre ou de m’expliquer.

Telle était sa rationalisation de lui-même pour lui-même, théorie que les faits n’avaient pas encore mise à l’épreuve. D’une certaine manière, pendant son séjour sur Foort, elle s’était avérée fiable : là-bas, entouré d’insulaires dont il n’éveillait pas la curiosité, il se sentait peu à peu imprégné par leur mode de vie. Puis était arrivée sa visite sur Trellin, premier test de sa théorie. En acceptant d’assister aux obsèques, il n’avait pas pensé une seconde affronter le genre de situation créé par Alanya.

Il perdait pied parmi des manières, des traditions, des habitudes dont il n’avait pas l’expérience.

Mais quelle importance pouvait bien avoir ce genre de choses ? Il s’agissait de funérailles. Un homme meurt brusquement ; sa famille le pleure ; ses amis et connaissances d’un cercle plus large viennent lui rendre un dernier hommage. L’un d’eux demande à un proche de le faire en son nom. On organise une cérémonie, une veillée mortuaire. Les gens civilisés se conduisent sans doute partout de cette manière ?

Alanya et Graian se tenaient toujours immobiles, piégés dans l’impasse où ils avaient abouti. Lui n’avait qu’une envie : trouver une manière d’en sortir. Elle avait envie… de quoi ? Il n’en avait pas la moindre idée. D’obtenir des excuses, de le voir s’humilier, faire un geste symbolique insulaire pour apaiser le tort que, selon elle, il lui avait causé ?

« Je vais vous montrer le chemin du retour, dit-elle enfin. Ce n’est pas difficile.

— Je n’ai pas réussi à retrouver le sentier. On dirait que j’ai besoin de vous.

— C’est pour ça que j’ai attendu. »

Il leva les yeux vers le ciel : le soleil était toujours très haut, l’air brûlant comme figé entre les arbres. Ses vêtements inadaptés au climat faisaient partie des détails révélant son ignorance.

« Y aurait-il de l’eau fraîche à la villa ? demanda-t-il. J’ai soif.

— Il y en a un peu. Je suis déshydratée, moi aussi, mais je voulais vous montrer en rentrant. Nous avons un fruit, par ici. C’est la saison en ce moment. À cette époque de l’année, il est plus désaltérant que n’importe quoi d’autre.

— Je préférerais de l’eau. Je peux en avoir un peu, avant ?

— Bien sûr. »

Elle le ramena à la maisonnette, dont elle déverrouilla la porte. Il attendit ensuite sur le porche qu’elle réapparût un instant plus tard, une bouteille entamée d’eau minérale à la main. Le liquide glacé sortait du réfrigérateur, mais il n’y en avait que quelques centimètres au fond du flacon. Graian le déboucha et le vida en un instant.

« Vous buvez toujours comme ça ?

— Comme quoi ?

— Vous n’en avez fait qu’une gorgée.

— J’avais soif ! Vous ne m’en avez donné qu’une gorgée.

— Sous les climats chauds, il vaut mieux boire doucement, en prenant son temps. » Alanya referma la porte à clé. « Rentrons, maintenant. Si vous voulez encore de l’eau pour n’en faire qu’une gorgée, il y en a à la maison. »

Bouillant d’exaspération, Graian la suivit sur le sentier menant au sommet de la falaise.

 

Le mystère du chemin perdu ne tarda pas à s’éclaircir : la première branche était bien la bonne, mais il fallait piétiner des broussailles envahissantes au moment où un autre sentier la rejoignait. Derrière ces buissons exubérants, elle se poursuivait plus ou moins en ligne droite vers la demeure. Lorsqu’il regarda en arrière, Graian se rappela en effet avoir pris cette direction, mais comme le lui avait fait remarquer Alanya, il pensait alors à elle et ne quittait pas son corps des yeux.

À présent qu’ils avançaient de front, il regrettait un peu de s’être montré désagréable car il se découvrait aussi responsable qu’elle du problème. Il eût dû se contenter d’une apparition de principe aux funérailles puis repartir aussitôt après la cérémonie, sans même regagner la demeure pour la veillée funèbre. Quant à savoir pourquoi il avait suivi la jeune femme, c’était maintenant un mystère, si claires que lui eussent paru ses raisons sur le moment.

Le chemin grimpait ; la chaleur et la soif devenaient de plus en plus pénibles. Graian n’avait qu’une envie : retrouver la maison, boire un verre puis s’en aller dès que possible. Peu lui importait de vexer ainsi ses hôtes. Par la suite, jamais il ne reverrait ces gens-là.

À un moment, un buisson d’épineux accrocha la robe d’Alanya. Elle se retourna, se pencha, détacha le fin tissu des minuscules piquants. Graian demeura immobile derrière elle à attendre patiemment. Après s’être dégagée, la jeune femme resta figée au lieu de se redresser, toute proche, les épaules voûtées. Puis elle tourna la tête pour sourire à son compagnon. Dans son visage incliné, sa bouche parut se tordre en un rictus déplaisant. Sa posture avait quelque chose de tellement bizarre, tellement pervers qu’un frisson de peur parcourut Graian.

L’expression d’Alanya ne changeait pas.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

— Comment cela ?

— Pourquoi me regardez-vous de cette manière ?

— Vous savez ce qu’il y a par terre, près de vous ? »

Il baissa aussitôt les yeux mais ne remarqua rien de particulier.

« Qu’est-ce que vous racontez ?

— Il me semble bien avoir vu un thryme. »

Graian bondit en arrière par réflexe. Puis, comprenant exactement ce qu’elle venait de dire, il recula encore.

« Où ça ? »

Il se mit à sautiller et à faire de petits pas maladroits sur le chemin en se frappant les mollets et les chevilles, tremblant d’horreur. Le répugnant corps mou pressé contre lui, les épaisses pattes noires s’activant sur sa peau, les mandibules s’y plantant, les larves dégoûtantes se mêlant au flux de son sang… C’était si facile à imaginer.

Alanya n’avait pas bougé sinon pour quitter sa posture perversement penchée. Debout bien droite, elle examinait Graian avec un intérêt non dissimulé.

« Est-ce que par hasard vous me mentiriez ? » demanda-t-il, frissonnant.

« Qu’en pensez-vous ?

— Ne vous amusez pas à ça ! Il y a vraiment un thryme près de moi ?

— Vous êtes terrorisé, hein ?

— Oui.

— Vous m’avez repoussée. Humiliée. Maintenant, je vais retrouver ma famille. Tout le monde va savoir ce qui s’est passé et ce qui ne s’est pas passé.

— C’est ça, alors ? Vous m’avez menti ?

— Vous avez fait mine de me désirer. Vous m’avez laissée montrer combien moi, je vous désirais. Et puis vous m’avez dit non. Et vous ne pensez qu’à une chose : ce sale insecte. »

Debout au milieu du sentier, sur une terre tassée que n’abritait pas le moindre feuillage, Graian regardait de tous côtés, scrutant les hautes herbes et les fougères, s’efforçant de percer l’épaisseur des buissons.

« D’après vous, les insulaires ne se vengent plus », déclara-t-il.

Il frissonna. La sueur ruisselait sur son visage, trempait sa chemise, humidifiait ses paumes. Sa gorge lui paraissait plus sèche que jamais.

« C’est vrai. Mais on dirait que vous ne connaissez rien aux femmes. » Alanya se pencha près de l’endroit où ils s’étaient tenus un instant plus tôt. « Je vais vous montrer ce que j’ai vu. »

Elle ramassa une boule foncée, couverte de feuilles. D’instinct, Graian s’écarta encore plus, mais elle se contenta de déplier calmement les feuilles extérieures puis de les jeter par terre. Une sphère d’un vert terne apparut, de la taille d’un gros pamplemousse.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Un simple fruit. Je vous en ai parlé tout à l’heure. Très rafraîchissant. »

La jeune femme perça la peau de la boule, en éplucha un quartier qu’elle porta à sa bouche puis se mit à mâcher et à suçoter avec bruit.

« Il est parfait, reprit-elle après avoir dégluti. Vous voulez essayer ?

— Non.

— Je croyais que vous aviez soif.

— Pas de ça. Qu’est-ce que c’est ?

— Un fruit, répéta-t-elle. On en trouve sur la plupart des îles, mais il supporte mal le transport. On le consomme sur place. » Elle détacha un autre quartier.

« D’ici une heure ou deux, il se mettra à fermenter, parce que j’en ai percé la peau, alors je le mange maintenant.

— De quelle sorte de fruit s’agit-il ? Comment s’appelle-t-il ?

— Je ne vais pas vous le dire : vous n’y goûteriez plus, même s’il ne restait rien d’autre à manger au monde.

— Ça n’a pas d’importance, puisque je n’ai de toute manière aucune intention d’y goûter.

— C’est un puthryme, lança-t-elle, le sourire aux lèvres.

— On dirait…

— Un puthryme, parce que c’est le fruit d’un arbre où les thrymes s’installent parfois. Certaines personnes n’en mangent jamais pour la même raison que vous. Elles ont plus peur des insectes qu’envie de connaître le goût du fruit. » Alanya tendit un des longs quartiers verts. « Vous ne voulez pas essayer ?

— Je ne préfère pas.

— À cause de son nom ? De ce que je vous ai dit ?

— Je n’en ai pas envie. »

Graian ne se sentait pas prêt à en admettre davantage : l’aspect du fruit lui déplaisait.

« Dans les îles, quand on n’est plus amis, on mange un puthryme ensemble pour montrer qu’on se pardonne mutuellement.

— Encore une charmante coutume.

— Vous m’avez offensée, et vous allez partir. Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Nous ne sommes plus amis. Ce serait une manière de nous séparer sans rancune.

— Nous n’avons jamais été amis, Alanya. Nous nous sommes juste rencontrés.

— Mais je vous garde rancune.

— Laissons les choses en l’état.

— Comme vous voulez. »

Ils ne tardèrent pas à atteindre l’orée de la forêt puis à s’avancer sur la pelouse. Beaucoup d’invités étaient partis ou avaient du moins quitté le jardin de la réception. Le moindre relief du repas avait disparu, mais les serviteurs dressaient à nouveau les longues tables, quoiqu’il n’y eût en vue ni nourriture ni boisson.

Quelques femmes discutaient près de la véranda. À peine eurent-elles remarqué le retour des deux promeneurs que l’une d’elles partit en direction de la maison, tandis qu’une autre s’approchait des arrivants.

« Fertin te cherche, Alanya, dit-elle sans prêter attention à Graian.

— Je ne peux lui parler pour l’instant.

— Il veut que M. Sheeld et toi alliez le voir dès votre retour.

— Je suis occupée, Maëve. Il attendra. »

Alanya tourna le dos à son interlocutrice puis traversa lentement la pelouse en direction des tables. Elle mangea un autre quartier de fruit. Le jus déborda de sa bouche, lui coulant sur le menton, mais elle l’essuya adroitement avec la serviette attrapée près d’un couvert.

« De qui parlait-elle ? demanda Graian.

— De Fertin, le fils aîné de Corrin Mercier. Vous lui avez été présenté à votre arrivée.

— Oui, je me rappelle, maintenant. C’est un de vos parents.

— Bien sûr. Nous sommes tous parents, ici.

— Pourquoi veut-il nous voir ?

— Il se croit tellement important. » Elle eut un geste irrité en direction de l’endroit où s’étaient tenues les autres femmes. Toutes avaient disparu, excepté Maëve et une inconnue, qui regardaient Graian et Alanya.

« Vous vous ressemblez, lui et vous. Ailleurs, j’ai une carrière, une vie. Je voyage pour affaires en tant que représentante d’une grosse entreprise. Je suis bien payée, on dépense d’énormes sommes d’argent suivant les décisions que je prends. Mais quand je me retrouve dans la famille, en ce moment par exemple, on dirait que je ne suis rien d’autre qu’une femme sexuellement soumise. Voilà comment nous traitent les hommes. Fertin veut mon âme, vous voulez mon corps. Mais ensuite, Fertin rejette mon âme, et vous rejetez mon corps. Tenez… vous en avez bien besoin. »

Elle tendit le puthryme à Graian d’un geste brusque.

« Je n’en veux pas.

— Prenez-le. Il n’y a pas d’eau. »

Il obéit à contrecœur, persuadé qu’elle était un peu dérangée. Rien de ce qui se passait n’avait le moindre sens, sinon que plus il prolongeait sa visite, plus il se sentait vulnérable. Mais vulnérable à quoi ? Il n’avait rien fait de mal, pas même en pensée ou presque.

« Il est temps que je m’en aille.

— Adieu, dit-elle sans le regarder. Partageons le puthryme avant votre départ. C’est un symbole important pour moi.

— Pas pour moi. »

Ce fut malgré tout le fruit à la main qu’il gagna d’un pas vif la grille du jardin.

 

« Que pouvons-nous faire pour vous ? lui demanda un serviteur.

— Rien, il faut que je parte, maintenant. Merci quand même.

— Mme Mercier se repose. Elle a demandé à ne pas être dérangée avant le repas du soir.

— Oui, je comprends. » La manière dont se tenait l’employé, qui lui barrait ostensiblement le chemin, mettait Graian mal à l’aise. « Auriez-vous l’amabilité de lui transmettre une fois encore toutes mes condoléances et de lui expliquer que je ne peux rester dîner car je dois prendre le bateau du soir ?

— Oui, monsieur. »

Le domestique ne bougeait pas.

« Vous voulez autre chose ?

— Bien sûr que non, monsieur. Mais préférez-vous rester ici, dans le jardin, ou vous joindre aux autres invités à la maison ?

— Non, je m’en vais.

— Ce n’est pas possible, monsieur. Je vous ai expliqué, pour Mme Mercier.

— Et je vous ai expliqué, pour le bateau. »

Graian voulait mettre fin au dialogue.

« Nous savons tous quand partent les bateaux, monsieur.

— Je n’en doute pas. »

Il écarta l’homme pour franchir la grille. Deux autres serviteurs, sortant de derrière le mur, l’encadrèrent à l’instant où il s’engageait dans la brèche. Cette fois, ils renoncèrent à toute courtoisie pour le ramener en arrière sans douceur.

Alanya étant la seule personne à qui il avait parlé et dont il pouvait espérer un minimum de compréhension, il se mit à sa recherche. Il l’avait quittée près d’une des longues tables, mais lorsqu’il y retourna, personne ne s’y trouvait plus.

Surpris, il regarda autour de lui. Le jardin avait beau regorger de buissons, d’arbres et de parterres, il offrait peu voire pas de cachettes pour un être humain. Toutefois, la jeune femme mais aussi Maëve et ses compagnes s’étaient évaporées. Le mystère était entier, car hormis le sentier de la jungle, il ne semblait y avoir qu’une manière de quitter les lieux : la grille où Graian avait parlé au serviteur. Or il ne se rappelait pas que quiconque l’eût empruntée pendant la discussion, alors qu’il eût sans doute remarqué Alanya si elle était partie par là.

Saisi d’appréhension, il retourna voir le domestique, qui se raidit visiblement à son approche.

« Où est passée Alanya Mercier ? demanda Graian.

— Comme je vous l’ai dit, monsieur, Mme Mercier ne veut pas être dérangée avant ce soir.

— Mais vous parliez de Gilda Mercier, non ?

— Non, monsieur. Je parlais de Mme Alanya Mercier. »

Graian entendait bien les mots mais ne parvenait pas à en saisir la signification.

« Mais Alanya Mercier était là à l’instant. Pas à la maison !

— Je suis juste censé transmettre les messages, monsieur. C’est ce que j’ai fait.

— Où sont les autres ?

— En ce moment, à la maison. J’ai cependant reçu pour instructions de veiller à ce que vous restiez ici. Puis-je faire autre chose pour vous, monsieur ?

— Non ! »

Graian parcourut le jardin ornemental. Hormis les serviteurs, qui ne semblaient lui prêter aucune attention, tout le monde était parti. Il fit les cent pas, avec l’impression d’être épié depuis le moindre recoin. Le soleil le martelait sans répit.

Un avion à réaction passa au-dessus de lui, virant à droite en un grand cercle, traçant sur le ciel bleu une courbe de vapeur blanche.

 

Une heure plus tard, Graian se sentait physiquement mal. Il était resté assis le plus longtemps possible à l’ombre, sous la véranda, mais l’air y était brûlant, suffocant, et il mourait de soif. Les domestiques avaient disparu, à part deux hommes postés à la grille. Les tables dressées pour le repas suivant ne portaient encore ni boisson ni nourriture. La tente des toilettes avait été démontée. Il n’y avait même pas de robinet où fixer un tuyau ou un tourniquet d’arrosage. La manière dont Alanya et compagnie avaient quitté les lieux sans que Graian les vît demeurait un mystère. De toute évidence, il existait un autre moyen de gagner la maison, mais il eut beau faire lentement le tour du jardin, il n’en trouva pas le moindre signe.

Le fruit censément rafraîchissant cueilli par la jeune femme était toujours là, mais la peur irrationnelle qui tenaillait Graian l’avait fait reculer jusqu’au dernier moment.

Toutefois, ce moment était venu, car la chaleur et l’humidité risquaient de le déshydrater sérieusement. La soif devenant insupportable, il s’adressa aux gardiens de la grille pour leur demander de l’eau, mais ils ne lui prêtèrent aucune attention.

Leur attitude, autant que la nette impression d’être enfermé depuis une heure ou plus, le persuadèrent qu’il était maintenant prisonnier.

Regagnant la table sur laquelle il avait posé le puthryme, il s’empara du fruit. Comme Alanya un peu plus tôt, il décolla les feuilles qui l’enveloppaient, en détacha un quartier puis y mordit avant de changer d’avis.

Il ignorait à quoi s’attendre, mais le goût et la texture également inattendus de la bouchée lui donnèrent envie de la recracher. Contrairement à ce qu’avait affirmé la jeune femme, le morceau de puthryme, aussi croquant et sec qu’une chips, n’avait rien de rafraîchissant. Pourtant, lorsque Graian l’écrasa entre ses dents, la chair trop dure céda à la manière dont cède une pomme verte, révélant une fermeté et une moiteur agréables, d’une saveur extraordinaire : elle se répandit dans toute la bouche de Graian comme un alcool fort, teintée d’une douceur musquée plus surprenante que déplaisante. Il mastiqua prudemment avant de décider que ce n’était en fait pas mauvais. Au contraire : pendant que le quartier se désagrégeait en petits morceaux, son goût devenait bel et bien agréable, porteur d’une merveilleuse impression de fraîcheur.

Après l’avoir terminé, Graian en préleva un autre, regrettant à présent qu’Alanya n’en eût pas laissé davantage.

Il fit les cent pas dans le jardin en dégustant le puthryme avec délectation, par petites bouchées afin de l’économiser. Les insulaires avaient raison : pour une raison difficile à définir, le fruit était plus rafraîchissant que de l’eau de source.

Sous les quartiers attendait un cœur jaune sphérique. Lorsqu’il ne resta rien d’autre, Graian joua avec la petite boule, se demandant si elle était également comestible. Sa couleur et sa texture superficielles, son velouté évoquaient un abricot mûr. À l’endroit où les quartiers y avaient été attachés, les restes de la queue déparaient une surface par ailleurs sans défaut. Graian la flaira, la frotta du pouce. L’odeur, vaguement sucrée, était celle du fruit dans son entier.

S’approchant d’une des longues tables, le jeune homme s’empara d’un couteau. Il coupa le cœur en deux moitiés, qu’il posa sur une assiette de porcelaine pour les examiner avec soin.

L’intérieur en était jaune, humide et fibreux, parsemé de dizaines de minuscules pépins noirs. Graian le tâta ; ferme et frais. Un reniflement prudent lui confirma que la pulpe répandait bien le même parfum que les quartiers, c’est-à-dire qu’elle était sans doute comestible.

Il se glissa un des hémisphères sur la langue, qu’il pressa doucement.

Le morceau de cœur s’avéra aussi sucré, aussi délicieux que la chair d’une orange bien mûre. Comme avec le reste du fruit, la saveur se répandait dans toute la bouche, irrésistible. Toutefois, à peine Graian eut-il mordu les fibres tendres que la pulpe caoutchouteuse lui colla aux dents et au palais. Il regretta d’en avoir pris autant à la fois.

Les pépins se devinaient dans la masse moelleuse, petits et durs. Le jeune homme parcourut le jardin des yeux, à la recherche d’un endroit où cracher sa bouchée : il n’aimait plus cela du tout. Pendant qu’il s’efforçait de rassembler la masse en une petite boule à expectorer au creux de sa main, il écrasa involontairement un pépin entre ses dents. Le sentit se briser. Aussitôt, un goût étrange, amer et putride, chassa le précédent. Graian, écœuré, déglutit très vite pour se débarrasser du morceau de fruit. Une partie de la pulpe descendit dans son estomac, le reste demeurant collé autour de ses dents. Il s’y attaqua avec la langue, conscient des innombrables petits pépins durs, attentif à ne pas en mordre un deuxième.

Sa bouche se vida peu à peu, puis il se nettoya les gencives de la langue et des doigts. Quant aux pépins coincés entre ses dents, il les retira avec un ongle ou les avala, réussissant à ne pas en écraser d’autres. Enfin, il cracha dans l’herbe à plusieurs reprises.

Immobile, agitant la langue, déglutissant fréquemment, il s’efforça de chasser les dernières traces de la saveur du puthryme. L’amertume persistait, âcre et répugnante, occultant complètement le goût agréable des quartiers.

Lorsqu’enfin Graian releva les yeux et se retourna, les invités étaient de retour dans le jardin.

Deux serviteurs arrivaient de la grille, suivis par Fertin Mercier lui-même suivi d’Alanya.

Graian recula, saisi d’une impression de danger, jusqu’à sentir dans son dos le bord de la longue table, à présent derrière lui. Lorsqu’il voulut s’y appuyer pour reprendre l’équilibre, sa main se posa sur la moitié du cœur de puthryme qu’il n’avait pas mangée.

« C’est lui ? demanda Fertin à Alanya.

— Tu sais bien que oui. »

Elle lança à Graian un regard dont il ne devina ni le sens ni l’intention.

« En vous installant dans l’Archipel du Rêve, dit sans préambule Fertin à Graian, vous avez choisi de devenir un insulaire. Vous avez accepté nos coutumes telles que vous les avez découvertes et les avez faites vôtres. Chaque île a ses lois, que toutes respectent, et la loi des îles demande justice pour ce que vous avez fait ici aujourd’hui.

— Je n’ai rien fait, rien de mal notamment, répondit Graian.

— C’est possible, mais je veux des explications. Je vous ai vu de mes yeux, ainsi que plusieurs membres de ma famille, quitter ce jardin en compagnie de ma femme. À la suite de quoi vous êtes demeuré seul avec elle plus d’une heure. Qu’avez-vous fait tous les deux ?

— Il ne s’est rien passé entre nous.

— Rien ? »

Fertin jeta un coup d’œil à Alanya, qui attendait près de lui, mais elle n’eut pas la moindre réaction.

« Redites-moi ça, monsieur Sheeld.

— Il ne s’est rien passé du tout. Nous nous sommes juste promenés au sommet de la falaise pour admirer le paysage, puis nous sommes revenus. »

Le fils du défunt hocha la tête.

« Voilà qui semble confirmer ce que m’a raconté ma femme.

— Dans ce cas…

— Seulement voyez-vous, Graian Sheeld, je sais à quoi elle pensait quand vous êtes partis ensemble, parce qu’elle s’est souvent comportée de cette manière avec d’autres hommes. Elle l’a autant dire reconnu.

— Je n’ai pas à répondre de la conduite de votre femme. D’après ce que j’en ai vu, elle a besoin de…

— Ma femme est sexuellement responsable, monsieur Sheeld. Sa conduite, comme vous dites, est mon affaire, pas la vôtre. En tant qu’adulte, elle a des droits, mais pas plus que moi.

— Je vous assure qu’il ne s’est absolument rien passé entre nous », répéta Graian, douloureusement conscient d’avoir pour témoins Alanya elle-même mais aussi le reste de la famille.

« Vous ne l’avez pas prise, séduite, débauchée, ravie ? Elle ne vous semble pas attirante ?

— Elle est certes extrêmement attirante », reconnut-il, évoquant les quelques minutes où elle l’avait en effet attiré, se demandant s’il aggravait ou améliorait son cas par l’admission de cette vérité.

« Pourtant, vous affirmez avoir résisté à la tentation.

— Oui.

— C’est ce qu’elle affirme aussi. Vous êtes d’accord.

— Je ne peux dire qu’une chose, monsieur Mercier, déclara Graian avec une soudaine sincérité. Je vous présente toutes mes excuses si j’ai sans le savoir mis à mal soit votre hospitalité, soit vos coutumes. Je suis un étranger, je n’avais aucune mauvaise intention et je regrette de vous avoir contrarié ou dérangé.

— Oui, vous êtes un étranger, n’est-ce pas ?

— Je n’y peux rien.

— Apparemment, vous ne pouvez rien non plus au fait que soit vous avez connu ma femme, me plongeant dans l’embarras devant toute ma famille, soit vous l’avez repoussée, c’est-à-dire humiliée. Qu’en est-il ?

— J’ai déjà présenté mes excuses à votre… à Alanya.

— C’est ce qu’elle m’a dit. »

Le reste de la famille, nettement plus attentif à présent, s’était réuni en un demi-cercle grossier autour de la joute polie. Qu’était-ce que cette société où un mari affrontait en public celui qu’il soupçonnait de l’avoir cocufié, le lui disant ouvertement alors qu’il ne connaissait ni l’issue de la querelle ni la vérité ? Graian avait de nouveau très envie d’être ailleurs – en ville, sur le port, à attendre le bateau parmi une foule rassurante de voyageurs cosmopolites, pressés d’arriver à destination.

« Vous ne pouvez pas me retenir, dit-il. Je n’ai rien fait de mal. J’ai même présenté mes excuses pour m’être sans le vouloir montré humiliant. »

Toutefois, sa voix trop forte révélait la peur sous-jacente à son calme affecté. Fertin se montrait aussi maître de lui que s’il suivait un scénario, et Graian avait conscience de s’exprimer de manière également cérémonieuse, mais son image d’homme contrôlé se brouillait. Il lui fallait se modérer.

« Laissez-moi partir, et je n’aurai plus jamais affaire à aucun d’entre vous.

— Telle est mon intention, dit Fertin, mais comment m’assurer que c’est aussi la vôtre ?

— Je compte prendre le bateau du soir. Dans deux jours, je serai rentré chez moi.

— C’est-à-dire ?

— Sur Foort.

— Il ne vous faudrait qu’un ou deux jours pour revenir ici.

— Il pourrait goûter au puthryme, Fertin, intervint pour la première fois Alanya.

— Encore cette vieille superstition ! » Toutefois, le jeune insulaire paraissait hésitant. « Tu accepterais ? demanda-t-il à sa femme.

— Maintenant, oui. Il sait ce que ça signifie.

— Le pardon, commenta Graian, cynique.

— Si on le mange ensemble, ajouta Fertin en se retournant vivement vers lui. L’avez-vous partagé avec ma femme ? Vous êtes-vous pardonné mutuellement ?

— Allez vous faire foutre. »

La simple déraison des événements avait finalement atteint le point critique.

« L’obscénité ne vous servira à rien », déclara Fertin.

Graian jeta un coup d’œil à la grille, se demandant ce qui se produirait s’il tentait tout simplement de s’enfuir. La plupart des invités semblaient âgés, beaucoup étaient manifestement fragiles, mais les deux frères Mercier possédaient la vigueur de la jeunesse. Il y avait aussi les serviteurs, dont quatre se tenaient devant le portail ou à proximité.

« Que voulez-vous réellement de moi ? questionna Graian.

— Disons que vous pourriez écouter ma femme. Manger le puthryme. Ensuite, vous seriez libre de partir.

— Je n’arrive pas à en croire mes oreilles.

— Nous autres insulaires sommes peut-être trop soumis au passé, dit Fertin d’une voix brusquement songeuse. J’aimerais parfois être capable de me débarrasser de son influence. Mais ces funérailles constituent un événement familial important, et tout le monde ici n’est pas de mon avis. » Des bruits approbateurs s’élevèrent du demi-cercle. « Comme l’a dit mon épouse, partager un puthryme signifie traditionnellement que les personnes concernées s’accordent l’une à l’autre le pardon. Peut-être pensez-vous ne rien avoir à vous faire pardonner, mais tel n’est pas le cas. Les deux parties doivent être du même avis. Vous avez infligé un affront à ma femme. Pour obtenir son indulgence, donc la mienne, donc celle du reste d’entre nous, vous devriez suivre mon conseil. Le partage du puthryme fait partie de nos coutumes. N’est-ce pas ? »

Le jeune Mercier pivota sans prévenir, parcourant ses auditeurs du regard comme pour les inviter à intervenir dans la conversation. D’autres marmonnements approbateurs lui répondirent. Un homme prononça en patois quelques mots rapides, jetant un coup d’œil à ses voisins, quêtant leur approbation. Les sonorités de « graian-sheeld » parvinrent une nouvelle fois aux oreilles de Graian.

« Eh bien, je vais vous faire plaisir, lança-t-il. Je viens de manger ce fruit répugnant.

— Vous disiez que vous ne vouliez pas y toucher, intervint Alanya.

— J’avais soif. J’ai essayé. »

L’arrière-goût âcre s’attardait dans la bouche de Graian, qui montra l’assiette où attendait l’hémisphère orangé restant. Quelques pépins noirs reposaient sur la porcelaine, à côté du morceau de puthryme. Comment en étaient-ils sortis ?

« J’ai mangé une partie de ce que vous aviez laissé. »

Alanya et son mari regardèrent fixement la moitié de cœur.

« Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Il l’a fait ! »

Les invités s’avancèrent en masse, intéressés. Une peur soudaine empoigna Graian. Fertin leva l’assiette afin qu’elle fut visible à la ronde mais la reposa vivement, s’essuya la main sur la jambe puis fit un pas de côté pour laisser passer son interlocuteur. Leur curiosité satisfaite, les spectateurs refluaient, eux aussi.

En réponse sans doute à un signe quelconque, un serviteur vint se poster près de Fertin.

« Occupez-vous-en vite ! » lança ce dernier, avant de se tourner vers Graian. « Ne partez pas sans avoir vu ça, Graian Sheeld. »

Il s’écarta davantage encore.

Le domestique tenait un petit bol en argent, fermé. Lorsqu’il en retira le couvercle, apparut un liquide transparent dont les clapotis et les remous rapides n’évoquaient ni l’eau ni un composé aqueux. L’employé le versa sur l’assiette où reposait le reste du fruit puis recula.

Fertin prit dans sa poche un briquet, qu’il lui tendit. Le serviteur fit tourner d’un coup de pouce la petite roue de la pierre puis porta la flamme sur le puthryme. Il y eut un éclair et une détonation, tout juste visible et audible au grand jour, avant qu’une flaque de lumière jaune se répandît autour du cœur entamé.

« Dans les îles, c’est toujours par le feu qu’on détruit certaines choses, dit Fertin à Graian. Mais vous le savez sans doute, maintenant. »

Graian regardait brûler l’hémisphère. La pulpe jaune virait au brun en grésillant et en charbonnant. Lorsque la chaleur atteignit les pépins, ils s’enroulèrent, s’agitèrent, se tortillèrent tels les asticots qu’ils étaient, le visiteur le savait brusquement. Puis ils moururent, grillés.

Une odeur âcre s’en éleva, fétide et répugnante.

Le jeune homme jeta un coup d’œil éperdu au couple Mercier. Une voix forte dit quelque chose en patois. Une femme s’évanouit. Les spectateurs se mirent à reculer.

Graian se fourra deux doigts dans la bouche, se les plongea au fond de la gorge pour se faire vomir. Un haut-le-cœur lui échappa, suivi d’une éructation. Des vapeurs nauséabondes jaillirent de ses entrailles. Alanya le regardait ; les yeux mi-clos, les lèvres humides. Pendue au bras de son mari, elle pressait un de ses seins contre lui de manière rythmique, sensuelle.

Graian s’écarta d’eux. Son dos s’arqua sous l’effet d’un spasme atrocement douloureux. Ses yeux se levèrent vers le ciel bleu. Loin au-dessus de lui, deux avions à réaction reflétant un soleil d’argent filaient vers le sud sur des trajectoires convergentes, laissant dans leur sillage de gigantesques spirales blanches.

L'Archipel du Rêve
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